Une chose est certaine, je n’aurai jamais voulu écrire ces quelques lignes pour rendre hommage à un immense berger qui était avant tout un ami très cher. Un type en or, adoré de tous.
Mon très cher Gilbert,
Tu m’appelais « mon petit Sylvain », je t’appelais « mon petit Gilbert ». Il n’y avait rien de péjoratif, bien au contraire. C’était la marque de notre profonde amitié. Certes, tu n’étais pas bien grand, mais dans ton métier, ils ne sont pas nombreux ceux qui t’arrivent ne serait-ce qu’à la cheville. Menuisier de formation, tu en avais gardé la précision et la rigueur. Mais l’amour des bêtes l’a emporté sur celui du bois, quoique tu mettais un point d’honneur à fabriquer tous tes râteliers.
On a mis longtemps à se croiser. On me parlait souvent du « Dieu de la Rouge » mais comme tout Dieu, il est plus facile d’en parler que de le rencontrer. À l’époque, mon rêve c’était de garder des brebis rouges, « belles et rebelles » comme dit Jeannot Debayle. Puis arrivé au CERPAM, j’ai eu la chance de te rencontrer au travers de l’opération de débroussaillement de la gorge de Lionne, juste au-dessus de ta ferme, à Rougon. Ça a collé d’entrée. Ensuite, on a essayé de monter un projet d’impluvium pour Traversières parce que « faire manger là haut début juillet sans faire boire, ça fait pas pour les brebis. Et faire caler les brebis tous les jours pour faire boire à Suech, ça fait pas pour les pelouses ». Je ne parle pas de l’histoire de la cabane de Suech qui nous reste encore en travers de la gorge. Le dernier projet pour lequel on devait travailler ensemble c’était pour ta cabane à Vars, chez toi.
Tu disais souvent que tes brebis t’ont tout donné, mais tu oubliais de mentionner ce que toi, tu leur apportais. S’il y a bien un verbe qui te caractérise c’est « donner » : donner au brebis, mais donner aux gens, aussi. Lorsque ton voisin éleveur est décédé dans un tragique accident, tu t’es « levé un cul abominable » pour faire le boulot, en plus du tien. Tu donnais tout et tout le temps, jusqu’à parfois t’oublier toi-même.
À courir chacun à droite et à gauche, on se voyait peu mais quand on se voyait on n’arrivait plus à se quitter. La dernière fois c’est à la fin de l’été dernier. Je descendais du Pavillon. Je t’ai laissé un message, un de ces nombreux messages auxquels tu ne répondais que rarement. Là, tu as répondu de suite. Je crois que je n’ai jamais été aussi rapide sur la piste de Vénascle pour venir te rejoindre. Sourd que je suis, j’ai bien réussi à déchiffrer dans ton débit de mitraillette des « j’en ai plein le cul », « je suis fatigué », « j’ai plus de patience », « faut que je diminue », alors que pourtant tes brebis, c’était toute ta vie. Ton chat favori faisait une crise d’eczéma. J’en suis reparti très inquiet.
Tu avais « foutu le camp » de Rougon une partie de l’année pour échapper aux « oreilles pointues » qui t’ont fait du mal jusque devant ta bergerie malgré ta vingtaine de chiens. C’est en Crau qui tu avais trouvé refuge, parce que « là-haut, c’était plus du boulot ».
Tu ne vas peut-être pas me croire mon petit Gilbert, mais dimanche après-midi, je me suis senti pas bien, pas bien du tout. J’ai dû m’allonger presque une demie heure. Il y a un truc qui n’est pas passé. Armand m’a prévenu lundi matin. J’ai cru que j’avais mal lu son message, qu’il s’était trompé de personne.
De tes nombreux cadeaux, on garde précieusement Jivr et Jiga, descendants de Tempête ta meilleure chienne Montagne des Pyrénées, dont le cœur a lâché, comme le tien, d’avoir sans doute un peu trop donné. Ce sont des merveilles. Câlins mais ne reculant devant rien, peut-être même pas un ours. Il y a ce petit bouc, Oscar, bien rouge qui banne bien droit, serré. Il s’est battu avec son collègue, un descendant de chez Alphonse Lopez. Il avait perdu la vue, mais on l’a soigné. Il est magnifique, sa descendance est prometteuse. Et puis il y a Miette, la petite marmotte aboyeuse et testarde comme un aï, une Berger des Pyrénées quoi. Elle ne sera pas championne du monde, mais elle est attachante et nous fait rire. J’allais oublier l’épandeur à fumier de ton père, d’une valeur inestimable. J’ai changé les roulements du hérisson. Il mériterait un coup de peinture. Tu verrais comme il redonne vie à cette pauvre terre. C’est prodigieux.
On aurait eu plein de choses à se dire et à faire ensemble si tu n’étais pas parti si vite, mon petit Gilbert.
Alors oui, on est bien triste que tu nous quittes comme ça. On aurait voulu que ça dure pour toujours, mon petit Gilbert.
On se sent bien orphelins, un peu seuls au monde, comme des couillons avec notre chagrin, mon petit Gilbert.
Mais ce qui est certain, c’est qu’au Panthéon des Bergers tu dois être tout en haut, mon petit Gilbert.
Ton petit Sylvain, qui pense à toi, toute ta famille et tous tes animaux auxquels tu apportais tant d’affection.