Parution : janvier 2017
Type : Etude
Réalisation : Laurent Garde (CERPAM) & Michel Meuret (INRA UMR Selmet)
Prix : gratuit

Quand les loups franchissent la lisière

Expériences d’éleveurs, chasseurs et autres résidents de Seyne-les-Alpes confrontés aux loups

Citer ce rapport comme suit :
Garde L., Meuret M., 2017. Quand les loups franchissent la lisière : expériences d’éleveurs,
chasseurs et autres résidents de Seyne-les-Alpes confrontés aux loups. Rapport d’enquête.
CERPAM Manosque & INRA UMR Selmet Montpellier : 116 pages.

Résumé :

À partir du 6 juin 2015, une vague médiatique fait suite aux réclamations d’un adolescent de 16 ans, fils d’éleveurs de bovins à Seyne-les-Alpes (04), affirmant s’être fait attaquer par des loups, de nuit et sur un pré jouxtant leur habitation. La mise en doute de ces déclarations, quasi-générale, est parfois allée jusqu’à traiter l’adolescent d’affabulateur et suspecter sa famille d’une manœuvre d’alerte au sujet des loups. Pour les auteurs, spécialistes des activités d’élevage confrontées aux loups, en France et ailleurs, ces déclarations indiscutablement originales n’étaient peut-être pas vraiment surprenantes. En effet, les prédateurs (ours, loups, tigres…) peuvent manifester une habituation, ou familiarisation, envers les humains, encouragée notamment par un statut de protection stricte. C’est le motif de l’enquête menée à Seyne-les-Alpes, dès juillet et août. Les deux questions majeures ont porté sur les signes de changement de comportement des loups envers les humains et sur les risques nouveaux ou croissants de la prédation des loups sur les élevages bovins. L’enquête s’est adressée à toute personne habituée des lieux — éleveur, chasseur, randonneur ou intervenant du secteur — pouvant apporter un témoignage personnel de rencontres avec des loups. Vingt-deux entretiens approfondis ont été réalisés, enregistrés puis retranscrits.

Le bassin de Seyne est inséré dans des montagnes boisées et dépeuplées, mais dont les parties hautes constituent des alpages dégagés où montent l’été essentiellement des troupeaux ovins. C’est une vallée bocagère d’altitude, densément peuplée et occupée par l’élevage, principalement de bovins allaitants. Ce paysage de prairies verdoyantes en contrebas de forêts est particulier pour les Alpes du Sud, beaucoup moins à l’échelle européenne. L’enquête a été focalisée sur la lisière entre le bocage et le versant forestier de la montagne de La Blanche.

À ce jour, dans un paysage qui offre des habitats favorables aux ongulés sauvages : chamois, chevreuils, mouflons et quelques cerfs, Seyne-les-Alpes n’est pas répertoriée comme une zone de présence permanente de loups (ZPP), ni « à surveiller » selon les services spécialisés de l’État. Pourtant, autour de la lisière étudiée, 14 témoins adultes, dont un lieutenant de louvèterie et un technicien de la Fédération départementale des chasseurs, nous ont décrit en détail leurs observations de loups. Pour neuf d’entre eux, il s’agissait de groupes d’au moins trois loups adultes. Se sont ajoutés des signes tangibles de reproduction sur zone : louveteaux, tanière ou abri sous roche avec litière. Sur ces bases, et compte tenu de la distance aux ZPP déjà répertoriées, l’enquête propose l’hypothèse d’une meute non encore identifiée et dont le territoire couvrirait la zone étudiée.

Cette hypothèse concorde avec l’avis des chasseurs enquêtés. Leurs constats, argumentés, sont unanimes : depuis 3 à 4 ans, chamois et chevreuils ont nettement changé de comportement et se sont raréfiés ; c’est plus brutal encore pour les mouflons. Leur mise en cause du loup, mal reçue officiellement, peut étayer des soucis pour l’attractivité de la chasse, notamment auprès des jeunes.

Le comportement devenu très méfiant des ongulés sauvages ainsi que leur apparente raréfaction pourraient expliquer un report de prédation sur les bovins. Il ne s’agit plus seulement de jeunes veaux qui manquent à l’appel, mais aussi d’attaques sur des animaux plus âgés, en alpage comme sur les prés en vallée. De plus, les éleveurs constatent un changement de comportement nouveau et très préoccupant chez leurs bovins. Les chiens ne sont pas en cause : les bovins, très habitués à les voir, leur sont indifférents. Si nécessaire, les vaches suitées les éloignent. Mais depuis quelques années, suite aux attaques avérées ou suspectées de loups, vaches, génisses ou taureaux se montrent très inquiets, voire paniqués. Certains groupes ont fui à plusieurs kilomètres après avoir brisé clôtures et barrières. Certains animaux devenus dangereux pour leur éleveur, ou tout au moins ingérables, ont dû être réformés. De tels comportements excèdent évidemment les capacités de vigilance et d’intervention des éleveurs.

Autre phénomène nouveau sur Seyne : les rencontres inopinées des humains avec des groupes de loups, et parfois de près. Pour les chasseurs, c’est en montagne, mais parfois aussi en lisière des prés et à proximité d’habitations. Un chasseur à l’arc s’est fait aborder par deux canidés subadultes. La présence d’un adulte, massif, peu craintif et de couleur uniformément noire, est également signalée par plusieurs témoignages, dont deux promeneurs qui l’ont vu de près. Pour le maire de Seyne, l’afflux de témoignages devient banal et manifeste l’émergence d’un risque, serait-il accidentel, avec les loups en circulation sur sa commune.

Cette émergence d’un risque est corroborée par « l’affaire des fils Ferrand ». Leurs témoignages, au terme de l’analyse réalisée, apparaissent à la fois sincères, crédibles et cohérents. L’enquête approfondie auprès de l’adolescent de 16 ans ayant déclaré s’être fait attaquer par des loups, a entendu son frère de 20 ans également protagoniste de l’évènement, ainsi que leur père. Une description cartographique et minutée de l’événement, ainsi que la chronique des faits antérieurs survenus sur le même lieu, permettent de comprendre les réactions des deux frères. Cette nuit-là, il s’agissait de la 9 ème rencontre en un mois avec ces loups : après 3 attaques diurnes visant des veaux que l’éleveur et ses fils avaient interrompues, après la prédation d’un veau authentifiée par l’ONCFS et suivie de l’autorisation préfectorale de tirs de défense, l’administration avait organisé 4 jours consécutifs d’affût sur ce pré, période durant laquelle les loups ne se sont pas montré ; or c’est dans la nuit du 5e au 6e jour que l’adolescent, monté dans le pré avec son frère en raison des beuglements de leurs vaches, s’est trouvé menacé.

L’ensemble des résultats d’enquête fait sens à partir du moment où l’on ne considère pas « l’affaire des fils Ferrand » comme un fait isolé de son contexte. Il y a eu un processus assez long et interactif de modification des comportements de plusieurs catégories d’êtres interagissant de part et d’autre de la lisière, loups, ongulés, bétail, humains, jusqu’à une approche menaçante d’un humain vulnérable par des loups de nuit. Ces évolutions ont des conséquences sur le territoire : une baisse d’attractivité cynégétique et récréative, si ce n’est déjà un risque en matière de sécurité civile ; une atteinte à la viabilité des élevages de bovins conduits à l’herbe, dont il est attendu aussi qu’ils contribuent à la gestion des paysages et de leurs aménités.

Le rapport complet ici (PDF)